"Si je suis le roi du football, alors Ben Barek en était le Dieu" avait déclaré Pelé à son sujet. Portrait d'un grand champion tombé dans l'oubli.
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Larbi Ben Barek fut sans doute la première vraie star du football africain, le premier joueur aussi à ressentir toute l’ambiguïté du statut. À cheval entre la période coloniale et la décolonisation, «la Perle noire», que Pelé lui-même désigna comme le meilleur joueur de son époque, sera sans cesse tiraillé par sa double appartenance.
Français, il ne se résolut jamais à le devenir, même s’il porta à 17 reprises, et pour un long bail de seize ans, le maillot bleu floqué du coq. Conspué par le public raciste d’une Italie mussolinienne lors de sa première sélection en 1938 à Naples, Larbi le Magnifique y connut une intégration accélérée, presque forcée. Pour faire taire ses détracteurs, il entonna une vibrante Marseillaise qui le fit adopter aussitôt par le public tricolore.
Cette Marseillaise, il la joua également sur place, à l’OM, le club qu’il rejoignit à vingt ans pour ne pas trop s’éloigner de cette terre natale à laquelle il resta viscéralement attaché.
À l’époque, Marseille est encore la Porte de l’Orient, le sas d’entrée obligatoire vers les colonies, et les joueurs du Maghreb servent avec brio le football français, comme les tirailleurs algériens ou les goumiers marocains vont bientôt combattre et mourir pour le drapeau bleu, blanc, rouge.
Dans ces années 30 finissantes, le vice-président du club phocéen est un certain Charles El Kabbach, riche négociant qui brasse des affaires au Maroc et dont le fils, Jean-Pierre, va faire une brillante carrière journalistique.
C’est ce passionné de football qui repère le surdoué de Casablanca, élevé comme beaucoup à la dure école du football des rues, de la caillasse et des plages, et l’enrôle aux côtés d’Emmanuel Aznar, le pied-noir aux pieds d’or, auteur de 147 buts pour les couleurs phocéennes.
Lors de cette unique saison olympienne, le prodige marocain inscrit douze buts, un de moins qu’Aznar, mais enchante surtout le public du tout nouveau Stade Vélodrome par sa vitesse d’exécution, ses dribbles virevoltants et ses passes déroutantes.
Au sein de cette équipe, notre transfuge côtoie d’autres hommes dont le destin va basculer l’année suivante à cause de la guerre. Ainsi du futur chef d’Etat algérien Ahmed Ben Bella, qui joue brièvement pour l’OM lors de la saison 1939-1940 et inscrit un but, ou l’ancien légionnaire allemand Wilhelm Heiss, qui sera enrôlé de force dans l’Afrika Corps et mourra au combat en Tunisie avant que le club marseillais ne parvienne à le faire évader avec l’aide de son influent réseau nord-africain.
Le déclenchement du conflit mondial renvoie l’enfant de Casa dans ses quartiers, et il passa la guerre sous le maillot de l’US Marocaine, où évoluèrent également Mario Zatelli ou Just Fontaine.
La France ne l’oublie pas pour autant, et à la Libération, il intègre le Stade Français qui, à l’image du PSG qatari aujourd’hui, monte alors une équipe de stars. Trois saisons sous le maillot stadiste lui valent de nouvelles sélections avant que l’équipe parisienne n’éclate. Voici Larbi transféré à l’Atletico de Madrid pour le montant record de 17 millions de francs. En Espagne, il gagne un nouveau surnom, «le pied de Dieu», et une véritable reconnaissance internationale.
Son retour à Marseille lors des saisons 1953 et 1954 lui vaudra une ultime sélection en équipe de France, 16 ans après la première, et par suffrage populaire.
C’est en effet le public du Parc des Princes, conquis par sa prestation lors d’une rencontre France – Afrique du Nord, qui réclame son retour chez les Bleus pour un match amical contre l’Allemagne en 1954. Il a alors 37 ou 40 ans, selon les sources, et sa carrière s’achève.
S’il joue jusqu’en 1956 pour le compte de l’USM Bel-Abbès puis du FUS Rabat et livre quelques rencontres rémunérées pour le compte de clubs amateurs belges, Larbi Ben Barek doit se résoudre à raccrocher.
L’indépendance marocaine est en marche depuis 1956 avec la fin effective du protectorat français et le roi Mohamed V fait appel à la plus grande vedette du football de son pays pour entraîner l’équipe nationale. Cette expérience, comme ses autres tentatives pour devenir entraîneur, se soldent par des échecs. Larbi le Magnifique doit aussi largement son succès à son indépendance d’esprit, à son franc-parler. Une forte personnalité qui le dessert…
De retour dans sa ville chérie de Casablanca, il y occupe des fonctions à la Jeunesse et aux Sports, mais son étoile décline.
Exproprié par le royaume chérifien des terrains qu’il avait acquis avec ses émoluments de joueur, il est ruiné et se réfugie peu à peu dans la solitude de son appartement du quartier de Benjdia, entouré de ses souvenirs et de ses trophées. C’est que la vie privée de cet homme droit et généreux l’a moins gâté que sa carrière sportive.
Très affecté par le décès de sa première épouse en 1950 après trois ans de mariage, il perd également trois de ses six enfants, et l’un d’entre eux est handicapé. Il s’en occupera seul jusqu’au bout.
Sa deuxième épouse française disparaît à son tour en 1980, laissant un vieil homme abattu et oublié, qui trouve refuge dans la religion et disparaît seul en 1992. Son corps n’est découvert qu’une semaine après son décès. Pendant cette traversée du désert, seul l’OM, en de rares élans de nostalgie et de rétrospective, honorera l’éclat perdu de la première des perles noires.
Grandeur et misère du football africain s’incarnent ainsi dans le destin de cet homme que sa double appartenance, la Deuxième Guerre Mondiale et une médiatisation bien moindre que celle de l’après-Guerre font régulièrement oublier des palmarès et des livres d’or. Pourtant, si l’on en croit Pelé : «Si je suis le roi du football, alors Ben Barek en était le Dieu».
François Thomazeau