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MADINA


La nuit noire du 17 octobre 1961

Publié par blednet sur 16 Octobre 2011, 14:14pm

Catégories : #Mémoire

La nuit noire du 17 octobre 1961

 Le massacre, l'histoire et les blessures

  14.10.2011 par Pascal Priestley

 

Il est un peu plus de 21 h ce mardi d’octobre, et il pleut sur les Grands boulevards. Journaliste à l’Express, Jacques Derogy couvre pour son hebdomadaire la manifestation des Algériens contre le couvre-feu qu'on veut leur imposer. Ils ne sont guère plus de deux mille à avoir pu atteindre cet axe. La plupart ont été arrêtés à la sortie du métro.
Ceux qui sont parvenus à se rassembler crient « Algérie algérienne ! », « levez le couvre-feu ! » ou encore « libérez Ben Bella !». Aucune menace dans ce maigre cortège. Récit de Derogy : « A 21 h. 40, des cars de police et de C.R.S. viennent doubler le cortège sur sa gauche en faisant hurler leurs sirènes qui couvrent un moment les cris des manifestants. Ils stoppent au carrefour des boulevards Montmartre et Bonne-Nouvelle, et les policiers casqués, pistolet et mitraillette au poing ou crosse en avant, chargent une première fois devant le cinéma le Rex (…) quand claquent les premières détonations.
J'ignore s'il s'agit de grenades ou de coups de feu, mais en traversant la chaussée, je vois tirer d'un car de la préfecture en direction de la terrasse du café-tabac du Gymnase.(…) C'est le chauffeur du car qui, pris de panique, a ouvert le feu. Deux corps en l'air me dit quelqu'un. Mais d'autres policiers tirent maintenant à leur tour, je compte plus d'une vingtaine de détonations. (…)
Des gens courent en tous sens en hurlant. Dans le désordre qui règne sur le trottoir, j'aperçois sept corps allongés à la terrasse du café, parmi des chaussures, des bérets, des chapeaux et des vêtements, au milieu de flaques d'eau et de sang. Deux Algériens sont couchés sur le côté, inertes, an pied d'un arbre. Ils ont l'air de saigner d'un peu partout. A trois mètres, autour d'une table du bistrot, cinq autres corps sont entassés les uns sur les autres. Deux d'entre eux râlent doucement. - Ils l'avaient bien cherché, dit quelqu'un. ».
Le Contexte

Les événements du 17 octobre 1961 surviennent sept ans après le début de la guerre d’Algérie, cinq mois seulement avant son terme officiel scellé par les accords d’Evian du 18 mars 1962. Sur le terrain, les combats se poursuivent mais son issue - l’indépendance - ne fait plus beaucoup de doute. L’autodétermination de l’Algérie a été approuvée par les Français lors du référendum du 6 janvier 1961. Le coup d’État d’un « quarteron de généraux » jusqu’au-boutistes a échoué six mois plus tôt et De Gaulle a chargé le ministre d’État Louis Joxe d’engager des pourparlers en ce sens avec le FLN. Des deux côtés, pourtant, l’homme de la rue comme le combattant ignore ces tractations et le conflit semble s’éterniser. Il se déroule aussi à Paris, enjeu pour tous.

350 000 Algériens vivent en ce qui est encore la « métropole », fortement structurés par les organisations nationalistes. Après des années de lutte fratricide sanglante (près de 4000 morts sur le sol français), l’insurrectionnel Front de Libération Nationale (F.L.N.) y a imposé son hégémonie au détriment du Mouvement National Algérien (M.N.A., fondé par le leader historique Messali Hadj). Doté dans la capitale d’un solide appareil militaire, il est l’ennemi d’une police peu sensible aux péripéties diplomatiques.
A sa tête, à Paris, depuis 1958 : Maurice Papon, Préfet de Police, dont le zèle au service de la déportation de Juifs sous l’occupation allemande est alors peu connu. Grâce au Premier ministre Michel Debré, celui-ci peut s’appuyer depuis quelques mois sur un nouveau et redoutable corps de supplétifs, les Forces de Police Auxiliaires (F.P.A.). Composées de « volontaires musulmans » natifs d’Algérie celles-ci se signalent par leurs exactions, leur pratique usuelle d’arrestations, détentions arbitraires et l’usage de la torture.
Ses méthodes en viennent à inquiéter le Garde des Sceaux Edmond Michelet qui s’en émeut mais Michel Debré tranche en faveur de son préfet. C’est Michelet qui est démis.

Contre cette quasi-milice qui parvient à lui infliger des revers problématiques, le F.L.N. mène une guerre de commandos et d’attentats qui touche également les forces de l’ordre « classiques » (27 morts et 76 blessés entre le 1er janvier et le 17 octobre 1961 selon l’historien Jean-Paul Brunet) avec une augmentation en septembre. L’exaspération et une psychose teintée de racisme se développent alors dans les rangs policiers, nullement contrée par la hiérarchie : « pour un coup donné, nous en porterons dix», dit publiquement Papon le 3 octobre aux obsèques d’un brigadier. Les sévices de différentes natures se généralisent, de la destruction d’effet ou de papiers au passage à tabac, sans exclure le meurtre.

C’est dans ce contexte d’extrême tension que la préfecture de Police décrète, le 5 octobre, un couvre feu de fait « conseillant » aux « travailleurs algériens de s’abstenir de circuler la nuit dans les rues de Paris ». Malgré son habillage (le terme « conseil » s’explique par le fait que les natifs d’Algérie étant français, ils ne peuvent légalement faire l’objet d’un traitement spécifique), le caractère à la fois menaçant et discriminatoire de la mesure ne fait aucun doute et c’est ainsi qu’elle est dénoncée notamment par le Parti communiste, le MRP (centre droit), différentes associations ou personnalités. Le FLN, lui, décide de riposter par le boycott du couvre-feu et par une manifestation. Elle aura lieu le 17 octobre.
La Manifestation

Pour déjouer la police, l’appel n’est diffusé dans la population algérienne que le jour même. Selon les consignes de l’organisation, tous les Algériens de la région parisienne doivent y participer mais la manifestation doit rester pacifique : « interdiction, précise l’appel, de prendre une arme avec soi quelle qu’elle soit (couteau…) ; ne répondre à aucune provocation ».

Dans l’après midi du 17 octobre, de 25 à 30 000 Algériens venus pour beaucoup des bidonvilles de banlieue, souvent endimanchés, convergent vers plusieurs points de rassemblements prévus par le FLN : Pont de Neuilly – Etoile ; Grands Boulevards ; Saint Michel. Averti quelques heures plus tôt, un dispositif policier inégalement préparé mais déterminé – avec ses supplétifs – les y attend. La manifestation est interdite.

Le contact est immédiatement très brutal. Un peu partout, les forces de l’ordre embarquent, lorsqu’elles le peuvent, les protestataires avant qu’ils ne se soient rassemblés. Là où des cortèges parviennent à se former, ils sont réprimés avec une extrême violence par une police déchaînée qui fait usage de matraques mais aussi, en de multiples reprises, d’armes à feu. Sur les grands boulevards, les protestataires qui avaient pu se réunir place de la République se heurtent à deux compagnies de CRS devant le cinéma Rex. Des coups de feu sont tirés d’un car de police, comme en témoigne le récit de Jacques Derogy. Les affrontements laissent derrière eux une chaussée jonchée de débris, de chaussures abandonnées, de flaques de sang et de blessés.
Dans le quartier latin ou un autre rassemblement avait pu se former, les policiers encerclent les manifestants avant de les charger et frapper. Un certain nombre d’entre eux se jette dans la Seine depuis le Pont Saint-Michel pour échapper à leurs coups. Beaucoup ne savent pas nager. Selon des témoignages, d’autres sont jetés froidement à l’eau par des policiers.

De 17 heures à minuit, près de 7000 Algériens sont conduits au Palais des Sports dans des conditions inhumaines de transports où certains périssent très vraisemblablement. Dans les heures suivantes, 2600 autres sont emmenés au Stade Pierre de Coubertin après passages dans des commissariats de quartier. 1200 sont « accueillis » dans la cour de la Préfecture où ils sont, selon les dires d’un syndicaliste policier, soumis à des traitements « indéfendables ». Des témoins (personnel social ou soignant, appelés du contingent) parleront de « vision d’horreur » dans les différents sites de détention. Des corps sont vus dériver dans la Seine. Si le bilan total de la nuit demeure controversé (voir plus bas), des dizaines de victimes, au moins, seront dénombrées.

Maurice Papon publie dans la nuit un communiqué indiquant qu’une manifestation imposée par le FLN à la population algérienne a été « dispersée ». Il fait état de deux morts et plusieurs blessés, la police ayant dû riposter à des coups de feu. « Une dizaine de gardiens », précise t-il, ont été « conduits à la maison de santé ». Il n’y a donc pas eu de victimes de ce côté.
Les réactions

On a affirmé ultérieurement à tort que les exactions du 17 octobre ont été enveloppées de silence. Si les premiers récits des grands médias reflètent, dans l’ensemble, la version de la Préfecture (radios et télévisions, notamment, dans les mains du pouvoir et soumises à la censure), de nombreuses voix dissonantes se font entendre les jours suivants.

Dès le 18 octobre, le bureau politique du Parti communiste (alors premier parti de gauche) dénonce les « sanglants événements » de la veille. L’Humanité, Libération (de gauche, sans rapport avec le quotidien actuel homonyme), Témoignage Chrétien, les Temps modernes, l’Express, France Observateur (ancêtre du Nouvel Observateur) décrivent la violence de la répression et en évoquent un bilan bien plus lourd. Le Monde, le Figaro, après avoir adhéré à la thèse officielle imputant les incidents au terrorisme du F.L.N. s’en détachent par la suite. France Soir relate l’arrestation d’ « une trentaine d’Algériens » : « Roués de coups, ils sont jetés dans la Seine, du haut d’un pont, par les policiers. Une quinzaine d’entre eux sont coulés ».

Un meeting de protestation regroupant diverses sensibilités est organisé à la Mutualité. Au Conseil de Paris qui se tient à la fin du mois, l’ancien résistant et journaliste Claude Bourdet, Compagnon de la Libération demande au Préfet s’il est vrai que cent cinquante cadavres ont été repêchés dans la Seine. Maurice Papon lui répond « la police a fait ce qu’elle avait à faire ». Eugène Claudius-Petit à l’Assemblée Nationale, Gaston Deferre au Sénat interpellent le ministre de l’Intérieur Roger Frey qui réplique en dénonçant les « rumeurs odieuses » et les « campagnes de dénigrement ». Ni De Gaulle, ni son Premier ministre Michel Debré n’évoqueront en revanche jamais ce sujet.
La controverse du bilan

Malgré la tentative de certains parlementaires, aucune commission d’enquête n’a finalement vu le jour au lendemain des faits, le gouvernement se retranchant derrière des arguments de procédure. Peu crédible, le bilan initial de la préfecture de deux morts est réévalué lors d’une question au Sénat à six morts et cent trente-six blessés. Le FLN, lui, parlera plus tard de centaines de morts mais n’en a jamais publié la liste.

Depuis une vingtaine d’années, différents ouvrages de commémoration ou travaux de recherche sont venus revisiter le drame, tout en l’éclairant sous des jours divergents. Auteur de « La bataille de Paris » (Le Seuil 1991), l’écrivain Jean-Luc Einaudi évoque un bilan de 246 morts mais ce chiffre semble inclure en majorité des décès antérieurs au 17 octobre. Il sera contesté par les travaux de l’historien Jean-Paul Brunet (« Police contre FLN. Le drame d'octobre 1961 », Flammarion, 1999) qui, ayant eu accès aux archives officielles, évalue pour sa part à 30 à 50 morts les décès directement imputables à la répression policière du 17 octobre. Cette estimation rejoint à peu près celle du haut magistrat Jean Geronimi, chargé en 1999 par la Garde des Sceaux Elisabeth Guigou d’un rapport officiel (Geronimi précise qu’il s’agit d’une évaluation minimale)

Cette controverse dans laquelle la révision (à la baisse, cette fois) du nombre de victimes n’atténue pas fondamentalement le crime d’État de toute façon avéré peut paraître moralement déplacée. Elle est aussi le reflet d’implications, de rapports aux faits et d’analyses différents des uns et des autres.
Sans nier la gravité des crimes de la nuit sanglante, Brunet voit dans le gonflement des chiffres l’expression d’ « un mythe forgé pour les besoins d’une cause militante ». Certaines dérives vont dans son sens. Publié cette année à Alger, un ouvrage commémoratif destiné au grand public algérien établit ainsi le bilan du 17 octobre à «des dizaines de milliers de morts » (Benoucef Abbas Kebir, « 17 octobre 61 », éditions Dalimen)… La bataille mémorielle succède au silence.
Mémoires blessées

Si les événements du 17 octobre ont, sur le moment, provoqué une émotion considérable bien au-delà de la gauche militante, d’autres faits, dans cet hiver 61-62, viendront vite recouvrir le massacre d’Algériens anonymes. Le 8 février, huit français manifestant pour la « paix en Algérie » trouvent la mort au métro Charonne, écrasés sous des grilles jetées par la police. Cette tuerie, si l’on ose dire, « moindre » frappera d’avantage la gauche française, directement atteinte et occultera d’autant plus le souvenir de cette nuit qu’elle est suivie de peu par les accords d’Évian (mars 1962, confirmés en mai par référendum) et la fin de la guerre. Une amnistie générale est décrétée qui sera aussi dans les faits et durant bien des années une amnésie générale, de laquelle émergent pour l’essentiel quelques épisodes majeurs impliquant surtout des protagonistes français.

En 1980, le quotidien Libération (celui fondé en 1973) consacre au récit de la nuit d’octobre sa pleine « une » et un dossier fourni (sous la plume de Jean-Louis Péninou) contribuant considérablement à faire découvrir le drame à une nouvelle génération qui en ignorait généralement l’existence. Il est suivi par de nombreuses autres publications dont celle, en 1991 du livre de Jean-Luc Einaudi (« La bataille de Paris », op. cit.). Ce dernier témoignera en 1997 dans le procès de Maurice Papon. Si celui-ci se tient pour des faits sans rapports (sa complicité dans la déportation de juifs sous l’occupation), il permet d’évoquer de façon connexe mais largement médiatisée l’action du Préfet de Police de 1961.

Le gouvernement socialiste de Lionel Jospin fait alors réaliser deux rapports officiels, le premier par le conseiller d’État Dieudonné Mandelkern, le second par le haut magistrat Jean Géronimi. L’un et l’autre arrivant cependant (comme plus tôt l’historien indépendant Brunet, op. cit.) à des conclusions accablantes mais quantitativement très inférieures aux « centaines de victimes » qui prévalent désormais dans les cercles militants et régulièrement reprises dans la presse, ils sont largement ignorés ou dénoncés comme négationnistes.

Pour les associations ou personnalités défendant la mémoire des victimes, le sentiment d’injustice et de non-reconnaissance demeure donc le plus souvent intact. Il est accru par le fait que l’État français, indépendamment de la controverse sur son ampleur, ne s’est jamais solennellement prononcé sur ce crime avéré. Seule une plaque, posée par la Mairie de Paris et fleurie chaque année vient rappeler leur mémoire. Elle se trouve sur le quai Saint Michel, face à la Seine.
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