Tahar Zbiri, l’auteur du putsch raté de l’hiver 1967 dirigé contre le président de la République, Houari Boumedienne, livre ses mémoires dans son témoignage "Un demi-siècle de combat – Mémoires d’un chef d’état-major algérien" réédité aux éditions Echourouk.
Tahar Zbiri, chef d'état major des forces armées dès le recouvrement de l'indépendance du pays, a été proposé à ce titre par Houari Boumedienne alors ministre de la défense et installé par le Président de la république, Ahmed Ben Bella qui promulgue la formation de l'état-major en 1963. Sa nomination à ce poste suscite déjà des fractures au sein de l'armée dont les rapports de force étaient dictés par les appartenances régionalistes: "La décision de former l'état major fut promulguée et Ben Bella annonça mon installation dans mes nouvelles fonctions lors d'un rassemblement tenu à Alger, alors que Boumedienne se trouvait en Union soviétique."
Après La "Guerre des sables" (du 19 octobre au 2 novembre 1963) le conflit ayant opposé l'Algérie au Maroc qui envoya plusieurs éléments armés dans la région de Hassi El Baydha, située à Tindouf, à l'intérieur des frontières algériennes, le congrès du FLN de 1964 prélude aux premières luttes intestines du pouvoir entre Ahmed Ben Bella et son ministre de la défense, Houari Boumedienne. Ce congrès s'est tenu sans Mohamed Khider en brouille avec les tenants du pouvoir à Alger. Le Colonel Chaâbani, nommé vice chef de l'état-major profite de ce congrès pour critiquer son ministre de la Défense qu'il accuse d'encourager une "déferlante" des déserteurs de l'armée française (DAF) dans les rangs de l'ANP: " Cette confrontation houleuse entre Chaâbani et Boumedienne approfondit le fossé qui les séparait (...) Ben Bella ne savait plus comment s'y prendre avec Chaâbani qui persistait dans sa conduite désobéissante, jusqu'à ce qu'il nous chargeât, le commandant Mendjeli, Aït El Hocine et moi-même de nous rendre à Biskra pour tenter de le convaincre de quitter le commandement de la 4e région militaire".
Le récit qu'en donne Tahar Zbiri sur la capture, le procès et l'exécution du Colonel Chaâbani est inédit. Il avoue son impuissance pour sauver son adjoint direct de la vendetta politique diligentée par Ben Bella et Houari Boumedienne: "Quand je suis arrivé à Biskra, l'opération était déjà terminée". Chaâbani, le plus jeune officier de l'ANP à l'époque, lâché par ses soladts, s'enfuit et se réfugie dans un maquis proche de la ville. Il est capturé le 7 juillet 1964 à Boussaâda et exécuté: "Quelque temps après la mort de Chaâbani, Houari Boumedienne demanda mon avis sur la personne idoine pour le poste de commandant de la 4e région militaire et je lui suggérai Amar Mellah, ancien cadre de la wilaya I…"
Depuis les événements se précipitent. Tahar Zbiri raconte comment il se retrouve au centre des luttes de pouvoir entre Ben Bella et Boumedienne sortis vainqueurs de la guérilla du FFS en Kabylie. Selon son témoignage, il se fait l'intermédiaire entre les deux, faisant croire à l'un comme à l'autre qu'ils étaient au centre d'un couplot et qu'il leur fallait éviter une crise larvée au pays. L'ancien chef d'état-major des armées consacre deux chapitres respectivement sur sa participation à la destitution de Ben Bella et à son putsch du 14 décembre 1967 qu'il qualifie de "Mouvement" contre Boumedienne dont il évoque la tentative d'assassinat par un de ses adjoints militaire du "Mouvement".
Après la destitution de Ben Bella, loin d'être conforté à son poste de chef d'état-major des armées, cheville ouvrière de la destitution de Ben Bella, Tahar Zbiri sent la menace peser sur lui et les vieilles rancunes refaire surface. Tout chef d'état major qu'il fût, Boumedienne passe outre son avis et ne le consulte pas à la différence de Ben Bella. C'est le clash. Et il le raconte à la manière d'un polar tant le suspense est le même. Le "Redressement révolutionnaire" de juin 1965 devient alors une guerre déclarée. Tahar Zbiri engage ses hommes de l'état-major dans une rébellion de trois bataillons de l'armée. Il dresse le portrait de ses hommes: Cherif Mehdi, le commandant Amar Mallah, les capitaines Houasnia, Maâmar Kara, Abdeslam Mebarkia et d'autres lieutenants. Les chefs de la wilaya IV, le colonel Youcef Khatib et le commandant Lakhdar Bouragaâ l'assurent de leur soutien. Il reçoit même la caution politique, selon lui, de Youcef Benkhrouf et de M'hamed Yazid. Il engage alors ses bataillons de Blida sur Alger, en vain. Ils furent bloqués sur le pont de la Mouzaïa par une opération escargot de milliers de véhicules civils ; Boumedienne ayant été informé de l'insurrection armée par certains de ses acteurs mêmes qui lâchèrent Tahar Zbiri et parmi eux, le commandant Chadli Benjedid.
Le "mouvement du 14 décembre 1967" échoua lamentablement. Tahar Zbiri en explique les raisons. Et contre toute attente, il se défend, par cette tentative du putsch de 1967 d'avoir voulu évincer Houari Boumedienne du pouvoir: "Contrairement à une certaine idée reçue, le mouvement du 14 décembre 1967 n'a jamais été une tentative de coup d'Etat, parce que tout simplement nous ne visions pas à évincer Boumedienne du pouvoir. Notre objectif principal était de faire pression sur lui pour rétablir la légitimité du pays, après qu'il eut failli à ses engagements dès l'aboutissement du redressement révolutionnaire que nous avions mené ensemble contre Ben Bella, le 19 juin 1965, et avant que je découvre qu'il tentait de reproduire le même pouvoir personnel qui caractérisait le règne de son prédécesseur".
La suite des événements est connue. Pourchassé dans les Aurès dont il est natif, Tahar Zbiri, grâce à ses anciennes connaissances du maquis et des relais familiaux, il réussit à gagner la Tunisie puis la Suisse où il rencontre Krim Belkacem qui s’en méfie et Hocine Aït Ahmed qui s’est démené pour lui faire obtenir en vain un droit d’asile. A la mort de Boumedienne, Chadli Benjedid le gracie et il rentre en Algérie.
Dans ce témoignage, tous les acteurs du pouvoir algérien sur un demi-siècle de règne défilent entre loyauté et traîtrise, coups bas, marchandages, traquenards et retournements. L’un des moments forts de son témoignage est celui qui reconstitue la genèse, les faits et les retombées du "Mouvement du 14 décembre 1967" auquel il a donné son nom.
R.N
Tahar Zbiri "Un demi-siècle de combat – Mémoires d’un chef d’état-major algérien" reparu aux éditions Echourouk (2012)
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Par: R.N
Dans ses Mémoires, Tahar Zbiri consacre quelques passages au rôle joué par Abdelaziz Bouteflika à des moments cruciaux du devenir du pays: la crise de 1963 et celle de 1988. Lire extraits commentés.
En filigrane du livre de Tahar Zbiri Un demi-siècle de combat - Mémoires d'un chef d'état-major algérien, le lecteur a le loisir de suivre, en des périodes précises, le rôle joué par l’actuel chef de l’Etat, Abdelaziz Bouteflika dans les conflits de l’Algérie des premières années de l'indépendance à celle de 1992. Abdelaziz Bouteflika est présent dans la réunion secrète préparant la destitution du président de la république, Ahmed Ben Bella. Tahar Zbiri se souvient des propos que Bouteflika a tenus, accusant Ben Bella de "gabegie", autrement dit de jeter l'argent du peuple dans des constructions de prestige. Près de 50 ans après, cette accusation se retourne contre lui. "Où allons-nous comme ça ?" a-t-il alors tempêté devant Tahar Zbiri.
Après la chute de Ben Bella, Bouteflika s'emploie aux bons offices lors de la brouille larvée entre Houari Boumedienne, devenu président de la République, ayant toujours une main de fer sur l'armée et Tahar Zbiri menacé d'être évincé de son poste de chef d'état-major des armées. Les décisions de nomination lui échappent et, contrairement à Ben Bella, Houari Boumedienne ne le consulte pas. Abdelaziz Bouteflika, émissaire de Boumedienne, tente une réconciliation auprès de Tahar Zbiri qui résiste à toute allégeance dont est porteur le jeune ministre des Affaires étrangères.
Des années après, dans une autre crise, celle de 1988, Tahar Zbiri le restitue dans les moments cruciaux de la destitution forcée de Chadli Bendjedid. Selon lui, son nom est cité pour "prendre les rênes du pays". Tahar Zbiri écrit même que Bouteflika a conditionné sa nomination à la tête du pays sans être assujetti à un chef d'état-major des armées ou à un ministre de la Défense qu'il a voulu briguer également. Un cumul qui ne lui a pas été offert. Tahar Zbiri, reçu par Liamine Zeroual pressenti alors aux destinées d'un pays en crise profonde, se souvient des propos échangés sur Bouteflika que l'armée avait voulu imposer. Après ces faits, Tahar Zbiri ne le cite plus.
Quelques extraits de l’ouvrage du Colonel Tahar Zbiri Un demi-siècle de combat – Mémoires d’un chef d’état-major algérien (Ed. Echourouk, Alger, 2012 )
Acte I – "Bouteflika accuse Ben Bella de gabegie"
Lors de la réunion secrète de Boumedienne, Medeghri, Kaïd Ahmed, Tahar Zbri, Abderrahmane Bensalem, Mohamed Salah Yahiaoui, Bouteflika s'est fait remarquer par sa diatribe contre Ben Bella:
"Au retour de Boumedienne à Alger, nous nous sommes réunis avec lui pour discuter des suites à donner aux dernières décisions controversées de Ben Bella. Il y avait Bouteflika, Medeghri, Kaïd Ahmed et moi-même. Nous fûmes rejoints par Saïd Abid, Abderrahmane Bensalem et Mohamed Salah Yahiaoui qui tenait rigueur à Ben Bella pour l'avoir humilié publiquement (…) Bouteflika accusera Ben Bella de gabegie dans la préparation de la conférence afro-asiatique qui devait se tenir à Alger le 22 juin, pour avoir décidé d'édifier le somptueux hôtel Aurassi et le Palais du Congrès du Club des Pins: "où allons-nous comme ça, s'interrogea-t-il ?"
Acte II – Crise ouverte avec Boumedienne : "Il m’envoya Bouteflika pour négocier"
Après la déposition de Ben Bella, Tahar Zbiri est un chef d'état-major isolé. Boumedienne passe outre son avis pour toute décision concernant le ministère de la Défense. Après la lune de miel, c'est la clash. Bouteflika entre en scène et sert d'émissaire de Boumedienne auprès de Tahar Zbiri qu'il tente de ramener à la raison sans obtenir de lui quoi que ce soit :
"Je venais d'atteindre le premier objectif du plan que j'avais établi avec Saïd Abid, et qui consistait à créer une crise ouverte avec Boumedienne, pour le mettre ainsi devant le fait accompli, et l'obliger à négocier pour essayer de trouver une issue à cette crise avant qu'elle ne dégénère. Alors Boumedienne envoya Bouteflika pour me voir. Bouteflika tentera de me dissuader de boycotter les activités officielles de l'Etat, mais, moi, j'ai campé sur ma position qui était celle de vouloir réunir le Conseil de la révolution, d'abord; sur ce, nous nous sommes séparés. Quand Boumedienne a appris que j'étais dans la caserne du Lido, il a compris que j'allais donner l'ordre au bataillon de faire mouvement sur le ministère de la défense, le siège de la RTA et le palais présidentiel, et de l'arrêter à la fin. Il a été pris de panique, surtout que, ce jour là, Bouteflika était en mission à l'étranger, Kaïd Ahmed à Tiaret et Yahia à Béchar. Il est parti se terrer dans un endroit secret et s'est mis à hurler sur les dignitaires de son régime par téléphone: "La révolution est en danger"
Acte III – Bouteflika : "Je refuse d'être un Président amputé du ministère de la défense"
Après le départ de Chadli Benjeddid, le nom de Bouteflika court au sein de l'armée pour prendre les rênes du pouvoir. Contacté, ce dernier marchande sa nomination sans se soucier de la crise dans laquelle s'embourbait le pays sous la menace islamiste du FIS. Il voulait un pouvoir absolu, surtout pas d'un chef d'Etat trois quart.
"Le nouveau président du HCE accepté l'idée de tenir un congrès des cadres, comme l'avait suggéré le groupe des 18 dont je faisais partie. J'y avais participé, ainsi que plusieurs personnalités historiques et plusieurs cadres supérieurs de l'armée. Face à la menace de désintégration qui menaçait le pays, et au danger qui guettait la révolution, il fallait une forte intervention de l'armée et le président devait être issu de la défense. Certains dans l'armée ont suggéré le nom d'Abdelaziz Bouteflika pour conduire la période de transition dans un contexte crucial à tous les niveaux politique, sécuritaire, économique et social. Mais Bouteflika a décliné l'offre. Lors d'une rencontre au conseil national de l'Organisation nationale des Moudjahidine, tenue une semaine avant la conférence de l'entente nationale qui avait regroupé les différentes forces politiques, j'avais posé la question à Bouteflika: " Pourquoi refuses-tu de prendre les rênes du pays?" Il me répondit: "Je ne pense pas que je puisse accepter cette responsabilité. Si on me donne le pouvoir, je devrais aussi avoir la Défense. Mais s'ils désignent avec moi un vice-président (faisant allusion à Khaled Nezzar), un officier de l'armée, dans un contexte sécuritaire et socioéconomique qui n'est pas reluisant, alors, dans ce cas, je ne saurais accepter cette responsabilité" Bouteflika avait raison; l'armée était entre les mains de Khaled Nezzar, ancien ministre de la défense et membre du HCE, qui était pressenti pour occuper le poste de vice-président. (…) "
Acte IV – "Zeroual m’informa que les militaires voulaient nommer Bouteflika"
Le refus de Bouteflika d'être nommé à la tête du pays a coûté un temps précieux aux décideurs, selon Tahar Zbiri. Pour Bouteflika, il ne s'agit point de sauver le pays, mais d'avoir, comme Boumedienne, les pleins pouvoirs, en ayant sous sa coupe l'armée qui l'a proposé. Il ne voulait pas d'une nomination comme chef d'Etat transitoire. Le nom de Liamine Zeroual s'est très vite imposé et Tahar Zbiri est l'un de ses fervents partisans. Il rapporte un moment de sa rencontre avec lui, à Alger.
"Le refus de Bouteflika mettra à nouveau les décideurs dans une situation d'embarras sur la personnalité à choisir pour présider aux destinées du pays dans cette phase, la plus délicate depuis son indépendance. Dans la foulée de ces discussions, surgit le nom de Liamine Zeroual, ministre de la Défense. la Conférence de l'entente nationale se chargera alors de l'inviter solennellement à prendre les rênes de l'Etat" (…) Moi, personnellement, je pensais que l'armée était la seule institution constitutionnelle en mesure de sortir le pays de sa crise…Incontestablement, Liamine Zeroual, ministre de la défense, était pour moi, l'homme de la situation (...) Zeroual m'invita dans son bureau, au ministère de la Défense et m'informa que les militaires voulaient nommer Bouteflika (comme chef de l'Etat) pour une période de transition de deux ou trois ans, après quoi, il pourrait présenter sa candidature: "Quant à moi, me précisait-il, je n'ai jamais exercé la tâche de président; Bouteflika s'y donnait sans doute mieux que moi!" Je l'ai relancé, en lui disant avec insistance: " Mais il est question de sauver le pays, et il faut que le nouveau président prenne aussi la Défense, et comme on dit dans notre jargon, on ne demande pas une responsabilité, mais on ne la refuse pas! Il faudrait que le futur chef de l'Etat soit issu de l'armée et plus précisément de la Défense" Le voyant quelque peu hésitant, j'ai ajouté avec un certain enthousiasme: "Pourquoi ne serais-tu l'Atatürk algérien?…"
Extraits du livre du Colonel Tahar Zbiri "Un demi-siècle de combat - Mémoires d'un chef d'état-major algérien" (Ed. Echourouk, Alger, 2012)