Les limites du modèle tunisien selon
l’économiste marocain Lahcen Achy
Par Lahcen Achy
Lahcen Achy, économiste marocain, chercheur au Carnegie Middle East Center pose un diagnostic précis et argumenté sur la situation économique de la Tunisie secouée par des émeutes parties de la ville de Sidi-Bouzid. Dans un article publié par le Los Angeles Times, le professeur Achy expose les limites d’un modèle qui a pu générer une croissance soutenue mais qui s’essouffle et qui se révèle incapable de créer les emplois qualifiés attendus par une jeunesse de mieux en mieux formée. Une lecture instructive.
Le « miracle » tunisien a été construit sur une relation quasi-exclusive avec le marché européen ce qui rend l’économie de ce pays particulièrement vulnérable aux retournements de conjoncture chez son principal client. Pour Lahcen Achy, il est urgent de réorienter l’économie tunisienne pour offrir des perspectives à une jeunesse inquiète et parfois désespérée. Il nous semble utile de mettre cette contribution claire et synthétique à la disposition de notre lectorat non-anglophone.
Le récent suicide en Tunisie d'un jeune chômeur de 24 ans - il s'est électrocuté en touchant un câble électrique à haute tension après avoir crié « Non à la misère, non au chômage ! » - et les troubles qui ont suivi sont des signes de la frustration et du désespoir ressentis par la jeunesse du pays dans un contexte de ralentissement de l'économie tunisienne. En dépit de l’amélioration du niveau de formation chez les demandeurs d'emploi en Tunisie, le gouvernement n’a pas développé de politiques qui garantissent un niveau suffisant de création d'emplois pour absorber les nouveaux arrivants sur le marché du travail, en particulier parmi ceux ayant un diplôme universitaire. En conséquence, la Tunisie affiche l’un des niveaux les plus élevés de chômage des Etats arabes: plus de 14% au total et 30% parmi ceux âgés de 15 et 29 ans.Beaucoup de diplômés - après avoir échoué à trouver un emploi correspondant à leurs qualifications – se lancent dans de petites entreprises du secteur informel, ce qui les contraint à demander l’aide financière de leurs familles. D'autres choisissent d'émigrer vers d'autres pays, légalement ou illégalement.Malheureusement, le taux de suicide chez les jeunes augmente. Certains jeunes se sont même immolés publiquement par le feu pour attirer l'attention des fonctionnaires sur une situation désespérée. Comme le dernier incident le démontre, ces actes ne sont ni isolés ni exceptionnels. Au contraire, ils expriment un profond sentiment de découragement chez de nombreux jeunes pour qui les chances de trouver un emploi et assurer une vie digne diminuent.Le manque de possibilités d'emploi pour les jeunes instruits de la Tunisie s’explique par plusieurs facteurs.
Tout d'abord, le modèle de croissance de la Tunisie souffre d’une trop grande spécialisation et de la dépendance excessive vis-à-vis d’un seul marché - l'Union européenne – dont la demande n’a pas suivi l’offre tunisienne. Deuxièmement, la Tunisie a fondé sa stratégie de croissance sur des secteurs employant une main d’œuvre peu qualifiée, le textile et la confection de vêtements, ainsi que le tourisme, ciblant le segment de la clientèle européenne à revenu moyens ou faible. Ces secteurs ne fournissent pas suffisamment de possibilités d'emploi pour les nouveaux arrivants, hautement qualifiés, sur le marché du travail.Troisièmement, la demande de main-d'œuvre hautement qualifiée n'a pas suivi l'augmentation du niveau de l'éducation en Tunisie. Au cours de la dernière décennie, la proportion de demandeurs d'emploi issue de l'enseignement supérieur est passée de 20% de la population active en 2000 à plus de 55% en 2009.
Quatrièmement, l'environnement des affaires en Tunisie, offre peu de protection pour les investisseurs - en particulier les locaux - en raison de l'absence de transparence et d’Etat de droit. En outre, les petites et moyennes entreprises souffrent des faibles possibilités de financement. Ces deux facteurs limitent l'initiative et brident l'investissement du secteur privé, pénalisant la création d'emplois. Cinquièmement, les critères d'admissibilité restrictifs des politiques régissant le marché du travail en Tunisie, limitent le nombre de personnes qui peuvent en bénéficier et imposent un cout financier moyen individuel très élevé.
Pour fournir des opportunités d'emploi qui correspondent mieux aux niveaux de formation des demandeurs d'emploi et accroître la croissance économique, les dirigeants tunisiens doivent mettre en œuvre des incitations pour orienter les ressources vers les secteurs à forte intensité de savoir et les industries, de stimuler l'innovation technologique, et de surmonter les faiblesses du climat des affaires et de l'administration. Le retour sur investissement dans l'éducation est un élément central du modèle social tunisien qui est actuellement gaspillé, tant au niveau individuel que collectif. Les décideurs tunisiens doivent développer une vision stratégique de la croissance qui permettra à l'économie à absorber le capital humain disponible - et ils doivent le faire rapidement. Cela permettra non seulement d'aider les jeunes à trouver un emploi aujourd'hui, mais les assurer qu'un avenir meilleur est possible.
Lahcen Achy (Beyrouth )
Los Angeles Times
27 décembre 2010