Pourquoi pas ?
A condition de donner un sens au mot «réforme».
A en croire le discours officiel, l'Algérie est un immense chantier de réformes. De l'école à l'économie, de la justice à la gestion de l'argent du pays, tout membre du gouvernement ou haut responsable qui s'exprime affirme que des réformes audacieuses ont été lancées dans son secteur, et qu'il n'y a qu'à attendre les résultats pour assurer le bonheur du peuple. N'importe quelle décision est liée à ce label de réforme, ce qui aboutit à une cacophonie sans précédent et une destruction des concepts. Il y a même des secteurs où on en est encore à plusieurs réformes successives, avec des résultats encore plus effrayants à chaque étape.
Engager une réforme a pourtant un sens bien précis. Cela suppose qu'on fait le constat d'une situation, et qu'on aboutit à la conclusion que les choses fonctionnent mal, ou qu'elles peuvent mieux fonctionner. On définit alors les contours du nouveau système vers lequel on veut aller, en définissant les étapes, les moyens, et en veillant à ce que les autres secteurs aillent dans le même sens. Cela donne une démarche complexe, une construction de tous les jours, dans laquelle chaque partenaire, chaque acteur, sait où cela doit mener. Cela nécessite aussi un timing qu'il faut adapter à chaque étape, ainsi que des sacrifices, notamment de la part de ceux qui détiennent des intérêts illégitimes.
A la veille des élections locales, par exemple, il est possible de définir ce que pourrait être une réforme des collectivités locales. Le constat est facile à établir. Les assemblées locales ne sont pas efficaces. Elles gèrent mal les villes et les cités. Elles ne disposent pas de pouvoir nécessaire pour agir, et elles restent totalement assujetties à la tutelle. Leur composition est médiocre : les membres des assemblées locales n'ont pas la formation politique requise, ils n'ont pas le sens de l'intérêt commun, et ne voient dans leur mission que la possibilité d'accéder à une parcelle de pouvoir qu'ils utilisent à leur profit.
Un consensus national se dégage sur tous ces points, tant il est difficile de trouver des citoyens satisfaits de la gestion de leur municipalité. Il est donc nécessaire de changer, pour créer une nouvelle situation qui permette de mieux gérer les villes. Dans quelle direction s'orienter ? Il semble inutile de chercher à réinventer les mairies. Il suffit de voir comment sont administrées les villes bien gérées de par le monde.
Et là, surprise : on y retrouve les mêmes processus, qu'il s'agisse du choix des élus, de la manière de gérer, des relations de la collectivité locale avec l'administration ou de la gestion des finances. Dans ces villes qui ont réussi à devenir un «label», la collectivité locale détient des pouvoirs énormes. A l'exception des grands projets à caractère national, c'est à elles de dynamiser l'économie, d'inciter à l'investissement, de distribuer l'argent «social» et d'organiser les solidarités locales.
Les villes bien gérées sont aussi celles où la compétition électorale est libre et loyale. Les courants politiques sont visibles, leur choix est connu, et c'est aux citoyens de trancher librement. Tout le processus de choix des candidats se fait dans la transparence. L'administration et les services de sécurité n'ont pas voix au chapitre dans ce dossier. Les élus sont comptables de leur gestion devant les citoyens, et ils peuvent être réélus si leur bilan est acceptable, comme ils peuvent être révoqués en cas d'échec. Les partis ont intérêt à présenter les meilleurs candidats, et ils le font. Au final, les élus des villes qui réussissent s'ouvrent des carrières pour accéder à des missions plus importantes, alors qu'en Algérie, leur carrière se termine devant le tribunal, ou elle se poursuit au prix d'actes de corruption de plus en plus importants.
Les actions à mener pour avoir des villes bien gérées s'imposent d'elles-mêmes. Il ne reste plus qu'à les agencer dans le temps et les mener de manière cohérente. Si une véritable réforme avait été engagée avant les élections, elle aurait pu prendre les contours suivants : ouvrir une vraie compétition pour les candidatures et les élections, qui auraient dégagé de bonnes équipes. Ensuite, par le biais de la loi, leur dégager le pouvoir de gestion nécessaire, et les doter des ressources nécessaires pour mener à bien leur projet. L'administration aurait alors pour tâche de les accompagner, en leur fournissant l'encadrement et l'expertise nécessaires. L'apprentissage se ferait rapidement, et un délai d'un mandat serait suffisant pour assurer le fonctionnement des nouvelles collectivités locales.
Ce cheminement implique cependant des conséquences que le pouvoir actuel n'est pas prêt à consentir. Il lui impose non seulement de libérer le champ politique pour permettre l'émergence de nouvelles idées et de nouvelles élites, mais de favoriser ce mouvement. Il impose aux walis d'accepter de perdre ce pouvoir qu'ils exercent de manière inefficace et destructrice au niveau local, comme il impose aux services de sécurité de ne plus avoir la mainmise sur le choix des élus. Enfin, ce cheminement a pour conséquence directe de sacrifier les mafias locales qui ont fait main basse sur les collectivités et les ont transformées en instruments à leur seul service.
Il suffit de suivre ce qui se passe dans cette période pré-électorale pour se rendre compte que le pays n'a pas fait le choix d'aller vers une bonne gestion des collectivités locales. Au contraire, tout indique que la mauvaise gestion va se poursuivre, les mêmes causes produisant les mêmes effets.
Ceci amène trois constats et une question. Le premier constat est lié aux concepts : parler de réforme en faisant ce que fait le pouvoir aujourd'hui, dans les collectivités locales comme dans les autres domaines, est une absurdité.
Le second constat est que la réforme doit être globale et cohérente. Parler de bonne gestion ou de bonne utilisation des ressources du pays quand les APC sont gérées de cette manière n'a aucun sens. De même, parler de réforme économique sans réforme des collectivités locales relève d'une inconséquence primaire.
Le troisième constat est encore plus simple à formuler. La réforme n'est pas un luxe, ni une coquetterie. Elle est indispensable. Il est impossible d'avoir des villes bien gérées sans une profonde réforme du mode de gestion. Aucune ville au monde n'a réussi sa gestion quand elle eu des dirigeants choisis par un système opaque, sans programme ni comptes à rendre à la population.
Enfin, quand les dirigeants du pays maintiennent ce type de gestion dans les APC, le font-ils par ignorance ou par calcul ? Peut-on leur faire l'insulte de dire qu'ils ne savent pas que les APC actuelles, mal élues, sans pouvoir, sans compétence, ne peuvent déboucher que sur la mauvaise gestion, avec tout ce que cela implique comme corruption, injustice, mécontentement social et, au bout du compte, menace contre la stabilité et la sécurité ? Ou bien le font-ils par calcul, en toute connaissance de cause, en espérant que ces procédés leur permettent de maintenir leur pouvoir ? Le choix est difficile. Admettre qu'ils ne se rendent pas compte des dégâts causés par leur gestion serait très grave, mais cela expliquerait pourquoi ils utilisent à tort et à travers le mot «réformes». Par contre, admettre qu'ils savent, et agissent délibérément pour maintenir le statu quo prend une signification autrement plus dangereuse.