« L’Algérie peut devenir le Toulouse du Maghreb »
Abdelkader Kherrat. Ingénieur chez Bombardier aéronautique, enseignant en aéronautique à l’Ecole polytechnique de Montréal
Par Samir Ben ElWatan 19 sept 09
Abdelkader Kherrat, ingénieur chez Bombardier aéronautique et enseignant à Montréal bouillonne. Alors que le Maroc et la Tunisie parviennent à attirer les constructeurs aéronautiques chez eux, il regrette que l’Algérie, malgré d’énormes potentiels humains et financiers, reste à la traîne. Alors que le marché est en plein boom, il rappelle combien il est urgent pour l’Algérie de se doter d’une politique d’investissement adéquat.
Vous affirmez que les ambitions de l’Algérie dans l’aéronautique remontent à la fin des années 1980. Pouvez-vous nous donner plus de détails ?
En 1986, l’Algérie a signé une entente avec la République tchèque pour le montage du Zlin en Algérie. En 1989, le premier Zlin 142, monté en Algérie, a été assemblé par l’entreprise de construction aéronautique. Depuis, plusieurs dizaines de ce type d’avion servent à entraîner nos jeunes pilotes de chasse. Même quelques aéroclubs possèdent ce type d’aéronef. Une version 4 places nommée le Safir 43 a été exposée en Afrique du Sud lors d’un air show en 2000. En 2008, après 4 ans d’études, une version X3-A a vu le jour, c’est un prototype destiné à l’agriculture. Des rumeurs circulent sur des projets pour la fabrication d’avions destinés au transport local de 12 à 16 places. De plus, il a été dit dans les medias algériens que Sukhoi, un constructeur d’avions militaire et civil, est à la recherche d’un partenaire pour le développement d’un nouvel avion de chasse. L’Algérie semble être très intéressée par le projet et projette de se lancer dans cette aventure. Mais nous ne sommes pas les seuls à courtiser ce fabricant pour un partenariat, les Saoudiens, les Emiratis et même les Iraniens sont dans la course, d’après ces mêmes sources. L’armée algérienne possède déjà des installations, une capacité de fabrication et d’ingénierie pouvant lui conférer un avantage sur ses concurrents.
Vous dites souvent que l’Algérie peut devenir le Toulouse du Maghreb. N’est-ce pas là juste le rêve fou d’un amoureux des avions ?
Oui, l’Algérie peut devenir le Toulouse du Maghreb. Certes, c’est un rêve d’un amoureux des avions ! Mais c’est plus qu’un simple rêve. Depuis 2001, une tendance se dessine chez les grands constructeurs et fabricants d’avion et dans le nouveau management. Ils sont à la recherche perpétuelle de capacités de production à des coûts moindres. Il est prévu que d’ici 2025, 6000 avions (moyens et gros transporteurs) auront atteint leur fin de vie et devront être retirés de la circulation. Ces avions devront être remplacés. Or, les capacités de production actuelles sont à peine capables de satisfaire la demande. On cherche des pays émergents qui offrent un espace de production et même des ressources humaines de bonne qualité et à moindre coût. Nos voisins ont bien compris ce message et ils se préparent. Le Groupement des industriels et service aéronautique au Maroc (le Gimas) et le Groupement des industries tunisiennes aéronautiques et spatiale (le Gitas) à l’image du Gifas de France, se livrent une bataille non déclarée pour attirer les industriels européens à venir investir chez eux et ils se partagent ce marché dans un contexte très favorable pour le côté sud de la Méditerranée. Durant ces dernières années au Maroc, il s’est créé pas moins de 7000 emplois dans le domaine de l’aéronautique. Dans leur stratégie, ils veulent atteindre pour 2012 les 25 000 employés juste en aéronautique. Le Gitas projette dans sa stratégie d’atteindre le cap des 30 entreprises installées en Tunisie en 2009. Le Maroc est un habitué des salons d’aviation à travers le monde. Et pour la première fois cette année, la Tunisie et la Libye ont participé au Salon du Bourget. Par ces manifestations, nos voisins veulent vendre leur capacité et la qualité de leur main-d’œuvre, et des espaces de production convoités afin d’attirer les investisseurs dans leur territoire. Je crois fermement que l’Algérie possède les capacités humaines et matérielles pour réclamer sa place dans ce domaine. Dans ces trois pays, l’Algérie est le seul qui possède un institut d’aéronautique, à Blida.
Vous dites que nous ne devons pas perdre de temps, qu’il faut profiter du boom actuel de l’aéronautique ? Quelle place peut avoir l’Algérie ?
Dans une économie libre et de globalisation, si on n’occupe pas une place, d’autres le feront. Dans le cas où elle est déjà prise, on doit trouver une niche et progresser. Plus notre retard est grand, plus difficile sera l’acquisition de notre part du marché. On remarque un dynamisme assez important et une volonté des grands acteurs de l’aéronautique à aller chercher des fournisseurs ou même à se délocaliser pour s’implanter dans les pays où le coût de production est substantiellement réduit. Le Maroc ainsi que la Tunisie ont compris cette dynamique et y travaillent depuis plus d’une décennie. Une étude sur les pays pressentis comme futurs fournisseurs d’équipements aéronautiques fait ressortir le Maroc comme destination par excellence. Ce pays possède à la fois les capacités et les ressources humaines. Ce domaine génère à lui seul 1,4 milliard de dollars. Le Maroc talonne l’Indonésie, le Mexique, l’Inde et la Russie. Il a même dépassé la République tchèque et Singapour. L’Algérie a aussi les ressources humaines et financières dans ce domaine pour offrir des conditions plus qu’avantageuses à ces compagnies. Je ne prétends pas être un économiste, ni un planificateur ou même un stratège, simplement un ingénieur qui constate. A mon avis, il y a deux solutions : soit attirer les investisseurs et les compagnies en leur offrant de l’espace de production et des conditions comptables alléchantes pour être très compétitifs, ou créer un climat favorable d’émergence de petites et moyennes entreprises locales capables d’offrir leurs services à ces maîtres d’œuvre et ainsi espérer qu’ils deviennent des fournisseurs. Nos voisins ont opté pour la première solution, souhaitable car les résultats sont immédiats. Cependant, ces entreprises sont à toujours à la recherche de main-d’œuvre moins chère et sont toujours sujettes aux déménagements si les conditions deviennent moins favorables. En revanche, la deuxième solution est une solution à long terme et demande beaucoup de support et d’investissement local (du gouvernement). Je pense que l’Algérie doit travailler sur les deux fronts, car le contexte est très favorable en ce moment ici, donc dans le premier cas, on pourrait voir énormément de changements à court terme. Cette première solution stimulera par ailleurs la création de PME, une stratégie plus durable.
On a vu que Bombardier a délocalisé certaines de ses activités au Mexique, pensez-vous que ce sera possible avec l’Algérie ?
L’Algérie présente bien des avantages pour les compagnies, de par sa situation géographique avantageuse (voisine de l’Europe). Dans un esprit de rentabilité, la sous-traitance est la clé du succès. Donc, ces grands acteurs sont toujours à la recherche du partenaire idéal. Les conditions en l’Algérie sont aussi plus avantageuses : les ressources financières y sont moins limitées qu’au Maroc ou en Tunisie. L’Algérie peut donc se permettre d’être plus patiente avec ses éventuels partenaires et leur offrir des conditions plus avantageuses pour s’établir au pays. Nos partenaires ne viendront peut-être pas d’Amérique du Nord, mais on pourra se concentrer sur l’Europe. Dans ce domaine, les limites géographiques commencent de plus en plus à tomber. On reçoit ici [chez Bombardier au Canada] des pièces qui viennent d’aussi loin que le Japon et Taiwan. Alors imaginons les économies que peut faire Bombardier si elles venaient d’Afrique du Nord. Je vous donne un exemple, une compagnie comme Mitsubishi Heavy Industrie possède des installations et des engagements de production. Par souci de rentabilité, elle a dû sous-traiter une partie de sa production à d’autres compagnies afin de libérer cette espace pour le projet du DreamLiner (Boeing 787).
Vous avez déclaré être jaloux à l’annonce de la construction de l’usine d’Airbus en Tunisie ?
Votre question me fait sourire ! C’est vrai, j’ai laissé entendre que j’étais jaloux de la création d’un site de production de Aerolia pour des composantes aéronautiques pour Airbus. Un investissement de 60 millions d’euros et un espace d’occupation de 30 ha qui créera 1500 emplois direct et indirect ! Mais je suis aussi content pour la Tunisie et pour le Maroc de voir ces grandes compagnies y investir, s’y établir, faire travailler leurs ingénieurs et techniciens et faire rouler leur économie. Je suis aussi jaloux quand je vois la compagnie française Aircelle qui se spécialise dans les nacelles faire des annonces et envisager de s’installer au Maroc. Pendant que la Tunisie la courtise aussi. Ou Dema SPA, une compagnie italienne spécialisée en conception et manufacturing des pièces d’avion et d’hélicoptère, construire en Tunisie des installations aussi grandes qu’en Italie. Oui, je suis jaloux de voir ce genre d’annonces et en même temps voir nos jeunes en Algérie à la recherche d’emploi, ou parfois fuir le pays au risque de leur vie. Et je suis frustré de voir d’autres réussir là où nous traînons derrière. Mais nous pouvons faire plus. L’Algérie a toujours été leader. Et ce domaine a de l’avenir en Afrique du Nord, l’Algérie doit réclamer sa part de ce marché et ne pas rester inactive. Quand on se réveillera, il sera peut-être trop tard.
Vous avez pu convaincre Bombardier de faire un don d’un prototype d’avion, le challenger 300 mais il n’est toujours pas arrivé en Algérie. Cela traîne depuis plus d’une année. Où en est le projet ?
Comme dans tout projet, il faut s’armer de patience. Ce retard est normal vu le contexte. Bombardier devait s’assurer qu’un de ses produits ne finirait pas chez les concurrents. Et du fait que la compagnie n’a jamais collaboré avec des instituts en Afrique, ils se sont montrés prudents avant de nous donner l’autorisation. Nous avons travaillé dur pour obtenir le sponsoring des entreprises nationales. Heureusement, nous avons eu confirmation du ministère de l’Enseignement supérieur qui, par le biais de sa direction de la recherche scientifique, a donné son accord pour couvrir tous les frais. Je profite de cette occasion pour lancer un autre appel aux entreprises nationales qui ont des intérêts directs avec l’institut. Leurs dons pourront servir aussi à fournir plus de références ou du matériel spécialisé pour enrichir les cours pratiques. Cet investissement dans la ressource humaine en Algérie est capital pour notre réussite.
Quels sont vos projets avec l’institut d’aéronautique de Blida ?
Si nous voulons avoir une place dans ce domaine, il faut investir dans la ressource humaine d’abord. L’Institut d’aéronautique de Blida est le seul institut de ce genre en Algérie. Plusieurs centaines d’ingénieurs et techniciens sortent diplômés de cet institut. Les grands clients sont Air Algérie, Tassili Airlines et l’Armée de l’air algérienne. Nous sommes plusieurs Algériens de ce côté de l’Atlantique à œuvrer dans le domaine aéronautique. Et comme diaspora, nous voulons à notre façon participer au développement de notre pays. Nous devons nous organiser chacun dans son domaine et cibler notre aide vers l’Algérie. C’est ce que nous voulons faire à travers nos associations ici, à savoir le Club des professionnels algériens en aéronautique et le Centre culturel algérien. Nous avons plusieurs projets que nous proposons régulièrement à l’institut, et nous essayons de travailler ensemble pour améliorer constamment la préparation de nos futurs cadres. Nous espérons que ces cadres trouveront plus d’entreprises pour les accueillir après leur graduation.
Dans cet entretien, Abdelkader Kherrat, s’exprime à titre individuel en sa qualité d’expert en aéronautique.
Abdelkader Kherrat, 45 ans, est né à Boufarik, et a grandi à El Harrach. Après avoir complété des études d’ingéniorat en génie mécanique en 1987 à l’Ecole nationale polytechnique, il est parti au Canada pour poursuivre des études supérieures. Ce diplômé de l’université Laval à Québec en génie mécanique et en génie aérospatial a rejoint Bombardier en 1997 où il y travaille depuis. Il enseigne aussi à l’Ecole polytechnique de Montréal où il donne un cours « Structure aéronautique » depuis six ans.